dix-huit mois de recherche-action au sein d’une résidence sociale, artistique et temporaire à Strasbourg

02 ¦ 10 ¦ 2019
Médiations

Processus en cours

02 ¦ 10 ¦ 2019 · Médiations Rôle des pratiques artistiques
En questionnement La démarche artistique doit s'adapter au terrain d'intervention
Illustration Dany photographié par Marion au cours de sa résidence
Auteur·e·s Retranscription de l'entretien de Marion, artiste photographe en résidence à l’Odylus de juin à octobre 2019 (46 minutes)

Dates de la résidence
 du 23 juin au 4 octobre 2019, avec une première visite sur place début juin. C'est Seb qui m'a proposé et fait visiter, j'ai rencontré Zaï et quelques résidents et il m'a confirmé quelques jours après que la résidence était validée.

Durée de la résidence
 Deux mois complets en tout, divisés entre le 23 juin et le 5 août entrecoupés, et un peu encore en septembre pour finaliser le projet avec les participants.

Titre de la résidence
 « Dix-huit mois de croisière »

Quel protocole de participation as-tu pu mettre en place ?

↘ J'ai compris tout de suite que j'aurais besoin de temps pour faire mon travail photographique, les rencontres, elles sont arrivées assez rapidement mais pour faire mon projet je savais que ça allait prendre un peu plus de temps au vu des discussions et de ce qui se déroulait au rez-de-chaussée [les autres ateliers de la résidence d'été], car mon but était d'individualiser les réponses et de réussir à monter à chaque fois dans leur espace intime... J'ai tout de suite vu que je devais m'adapter et c'est un temps que j'avais envie de prendre, je voulais absolument respecter l'envie de chacun, par exemple plusieurs personnes reportaient chaque jour le rendez-vous et m'ont finalement ouvert la porte mais n'ont pas participé au projet. Il y aura au final une quinzaine de personnes dans le projet, il ne s'agissait pas de forcer mais de respecter les personnes qui ne voulaient pas participer et il y a eu aussi deux personnes qui sont parties de l'Odylus durant le mois d'août où je n'étais pas présente.

J'ai remarqué également dans mon choix de photo, parce que forcément j'en ai une quantité incroyable, que je souhaitais une coopération dans le choix de l'image, je leur montrais mon choix de photo et en fonction de leur réaction cela confirmait ou pas ce choix, l'important c'est que les personnes se plaisaient dans leur portrait, c'était important pour moi qu'ils se trouvent bien, qu'ils soient fiers de leur image, alors que tu vois, en tant que photographe, j'ai rarement travaillé de cette manière, à faire valider la personne qui se fait photographier… C'est une autre manière d'intervenir, d'être à égalité si on peut dire et de se donner entre nous : ils m'ont donné de leur temps, je leur ai donné les portraits.

Après, on a choisi ensemble le vernissage en intimité, on a fait le choix de rester entre nous, je leur avais également expliqué qu'il était possible soit de récupérer les portraits pour les mettre dans les couloirs ou dans leurs espaces personnels ou de les laisser en bas au rez-de-chaussée…

Quel a été ton parti-pris à priori (ce que l'artiste a voulu interroger avant d'être sur place) ?

En fait, j'ai commencé à l'inverse. J'ai commencé à imaginer ce qu'il ne fallait pas que je fasse. J'avais vu dans toutes les activités [ les ateliers de la résidence d'été ] que la photographie était déjà bien présente (une étudiante en stage étant notamment en charge à ce moment de garder traces des ateliers artistiques proposés) et puis c'est suite à une remarque de l'un des résidents qui m'a dit quelques jours après être arrivée : «Va falloir t'y habituer : ici, dès que tu plantes un clou, on te photographie !» Voilà cette phrase m'a marquée, je me suis dit qu'effectivement il fallait que je trouve une autre méthode pour ne pas me rendre visible en permanence avec mon appareil photo… Après c'est aussi parce que je voulais provoquer des rencontres hors des espaces du commun, je souhaitais extirper la personne et trouver un moment plutôt calme et posé, un moment intime en fait où on peut faire connaissance, ce n'était d'ailleurs pas du tout dans un mode d'interview – comme cet entretien par exemple – mais une discussion, je parlais de moi et elle me parlait d'elle, une réciprocité où l'on apprend l'un sur l'autre. Et du coup, ce que j'ai remarqué c'est que c'est des gens qui se sentaient pas du tout à l'aise avec leur image et avec leur situation ici, ce qui fait qu'il fallait que je réfléchisse à la manière de les photographier avant de les photographier et ça c'était aussi nouveau pour moi, en tant qu'artiste parce que justement j'ai tendance à faire des essais et à choisir ma direction en fonction de ce qui fonctionne et là en l'occurrence j'ai pris surtout beaucoup de temps avant de faire des photos, j'ai pris des notes, je restais en bas, j'imaginais comment j'allais les photographier et le lieu de la photo aussi…

J'ai fantasmé des images dès le départ sur les chambres en haut, ce qu'il y a derrière la porte et sur les affaires personnelles, la décoration qu'ils ont pu faire dans les pièces… Je parle de fantasmes parce que j'ai remarqué que 80 % des résidents n'ont pas beaucoup d'affaires personnelles finalement, ce sont souvent des gens qui les ont perdues avec le temps et les galères, par exemple G., A., ou S. qui ont rien ou un objet, S. il a une photo de classe qui garde avec lui et G. une montre. Je me suis rendu compte aussi que les chambres sont des pièces assez neutres, presque froides parce qu'elles se ressemblent toutes, la lumière est à peu près pareille et les lits sont disposés pareils aussi… Mais voilà j'ai trouvé quand même des petites choses qui les représentaient eux parce qu'on a pris le temps de se rencontrer.

Et du coup mon parti-pris a été donc de connaître un minimum les personnes que j'ai photographiées, c'est comme ça que je peux dire que leur portrait leur ressemble… Et tout ça, ça change aussi la posture de l'artiste photographe, c'est pour ça que j'ai voulu revenir en septembre, pour pouvoir prendre le temps de finaliser les portraits en discussion avec les participants, pour être en mesure qu'ils soient fiers de montrer leur image aux autres résidents…

Chaque portrait représente une mise en scène (photographique) mais qui n'est pas une véritable mise en scène (des vécus), c'est une image organisée et pensée en termes de lumière mais qui représente le plus justement le caractère de la rencontre.

Je savais pas du tout vers quoi je voulais aller, j'ai une tendance plutôt documentaire dans mon travail photographique et ici en l'occurrence, ça m'a demandé beaucoup plus d'efforts artistiquement parlant... Je devais m'adapter en fonction des temps sur place et au regard des personnes avec qui j'avais créé un lien. Et puis je faisais des erreurs avec certaines personnes, il fallait que j'y retourne plusieurs fois parce que je tâtonnais. Par exemple, quand je regardais mes photos le soir, je m'en voulais de ne pas avoir réussi à garder la trace du moment ou de ce que j'avais imaginé dans ma tête alors j'y retournais et on me rouvrait avec le sourire et c'est comme ça qu'aujourd'hui, je peux montrer des images dont je suis fière dans ce qu'elles représentent d'eux.

Quels outils et/ou créations as-tu créés ou utilisés pour faciliter la participation des résidents ?

Mes stratagèmes, sans me forcer, c'était de participer aux autres ateliers de l'été organisés et de pouvoir me présenter. J'ai pu, dans le cadre de ces ateliers, proposer les photographies en creux, où le principe c'était de donner un appareil photo aux résidents participants pour prendre un point de vue spécifique de l’Odylus et en même temps, je profitais de ces moments pour débuter ma résidence hors cadre pour pouvoir travailler sur l'intime et l'affirmation de soi dans un hébergement transitoire.

Pourquoi les résidents ont été intéressés par ta démarche ?

Le seul lien commun entre les résidents c'est d'être ici, pour moi il n'y avait pas besoin de parler de pourquoi ils sont arrivés ici ou de parler de leurs difficultés et c'est peut-être ça aussi qui leur a permis de me faire confiance. Ce que je ressens aussi c'est que si les participants ont participé au projet, c'était pour me faire plaisir parce qu'ils voyaient que j'étais là, que je revenais et que je galerais aussi. Ensuite à un moment, vu que des personnes autour avaient pu participer en juillet, de nouveaux sont venus me voir directement à mon retour en septembre pour me dire : « Moi aussi je voudrais être photographié. »

En quelques mots, quel bilan tu arrives à tirer de ta résidence à posteriori ?

Ce qui m'a plu, c'est de découvrir des choses complètement folles sur le déroulement de la vie et de ses croisements. Comme par exemple le fait d'apprendre que S. et A. se retrouvent, ici, dans la même chambre par la providence, alors qu'ils étaient ensemble à l'école quand ils étaient petits et se sont perdus de vue ! Aucun d'eux ne se doutait qu'ils se retrouveraient ici, et en plus dans la même chambre, en tant que colocataires ! On a choisi alors de les représenter ensemble dans le portrait. C'est aussi l'idée de la disposition des cadres de réussir à montrer ça. La restitution est pensée pour mettre en lien les relations et trouver une complémentarité entre certains colocataires. R. et J. par exemple, ils ont des portraits différents mais avec le même cadre pour insister sur leur amitié. J'ai fait aussi des portraits distincts de certaines familles et je vais présenter les portraits ensemble. Et puis on peut dire finalement que le vernissage (prévu le 4 octobre 2019, soit deux jours après cet entretien), c'est une excuse pour se retrouver ensemble autour d'un lien créé par la photo.

Et enfin, selon toi, l’art peut-il servir à quelque chose à Odylus ?

C'est dur à répondre à cette question… J'ai envie de dire oui par rapport aux retours des résidents, j'ai compris que l'art pouvait servir à dévier du quotidien, à s'oxygéner et à pouvoir partager avec d'autres. Je pense aussi qu'on dort mieux quand on a vécu une journée de création. En fait, l'art est destiné aux autres de toute façon, et de n'importe quelle manière. C'est donc le partage par l'art qui le rend intéressant. On en crée une réflexion collective et un lien ensemble. Le lieu d'hébergement serait aussi moins vivant s’il n'y avait pas d'art au rez-de-chaussée. ↙